Watchmen

Watchmen est un comics culte qui ne semble pas avoir autant de rayonnement en France que dans d’autres pays, notamment anglo-saxons. Je le considère personnellement comme une œuvre littéraire majeure, et j'écris cet article pour vous le recommander chaudement et discuter de ses différents sens de lecture.

 

Avant de vous parler du monument qu'est Watchmen, il me faut parler de son scénariste et créateur, Alan Moore.

Alan Moore est un artiste avec une vision très "pure" de ce que l'art devrait être : une création à partir du néant qui influence le monde par son pouvoir. Il en parle donc comme une force supérieure qu'il rapproche de la magie. C'est donc un artiste engagé qui utilise son art pour y partager sa vision du monde et influencer celle des autres. D'après lui, cette influence est atténuée par des aspects industriels, par exemple lorsque des financiers sont aux commandes ou lorsque de trop grands moyens sont utilisés pour la création d’une œuvre.

Vous l'avez compris, bien qu'il partage beaucoup de choses avec d'autres artistes engagés, sa façon d'en parler fait de lui un excentrique. Mais sa vision du monde est finalement très pertinente et c'est ce qui rend son travail fascinant. À l'origine de comics cultes comme The Killing Joke ou V pour Vendetta, c'est un auteur dont je n'ai pas lu les autres œuvres mais que je peux néanmoins recommander sans risque. Pour ma part, ce n'est qu'une question de temps avant que je me plonge dans l'intégralité de son travail.

 

2) La démarche de Watchmen

Il n'est pas facile de décrire Watchmen sans spoiler, mais le plus simple est de dire que c'est une œuvre d'art au sens où Alan Moore l'entend. C'est un prétexte pour parler du monde dans sa globalité : la place de l'être humain, le fonctionnement de la société, le pouvoir de l'art, l'amour, etc.

Par exemple, il utilise le fait que ce soit un comics de super-héros pour parler du rôle qu'ils auraient dans un monde plus réaliste que les univers habituels de comics, ce qui en fait une œuvre méta qui fait réfléchir sur notre société. Ce réalisme est notamment apporté par l'uchronie : le monde dépeint dans Watchmen est basé sur le nôtre mais avec un déroulé différent des événements (notamment la présence des super-héros).
Les personnages composant le groupe des Watchmen sont allégoriques, ce qui permet d'aborder de nombreux concepts thématiques malgré leur humanité. Et cette humanité est clé, déjà pour l’immersion du lecteur ou de la lectrice, mais surtout parce que le sujet principal du comics est bien l'être humain.

Si ce n’était pas suffisamment clair, la spécificité de Watchmen est son ambition : Alan Moore veut parler du monde entier... Et il y parvient. Pour cela, il faut que cette ambition se retrouve également dans la forme. J’en profite pour parler de l’excellent dessinateur de Watchmen, Dave Gibbons, qui a fait un travail incroyable.
Pour parler du monde entier et montrer que tout est lié, l'emphase est mise sur la fluidité du récit qui est exemplaire grâce à de superbes transitions (point trop souvent négligé dans différentes formes d'art d'ailleurs). Cela se retrouve aussi dans la structure du récit, où tous les éléments se rejoignent telle une toile narrative, avec au centre un moment fatidique symboliquement fort qui montre tout le talent de Moore.

Je pense que vous avez compris que c'est un comics exceptionnel, qui est parfois cité parmi les plus grands classiques littéraires et qui y a selon moi parfaitement sa place. Une expérience à ne pas manquer !

 

3) Le cas de Rorschach

Rorschach est l'un des personnages si ce n'est LE personnage culte de Watchmen. Il n'a pas de limite : la société, les règles, la morale, il les ignore. Il suit son propre code sans considération pour autre chose ni pour autrui : c'est le cliché du anti-héros qui est forcé d'agir ainsi pour faire le bien dans un monde corrompu. Mais Watchmen dépeint un monde très réaliste inspirés d’évènements réels, découlant de décisions politiques et sociales (ce qui n’enlève rien à l’horreur de certaines d’entre elles). Dans ce contexte, Rorschach n’est plus un anti-héros mais la parfaite représentation d'un extrémiste : il pointe du doigt les problèmes de la société, se croit supérieur aux autres pour cela, impose sa vision morale sans prendre en compte celle des autres et surtout n'a pas une démarche constructive vu qu'il n'essaie jamais de voir à long terme. En plus, il est clairement indiqué dans l'œuvre qu'il est violent, intolérant, et avec une orientation politique d'extrême droite.

La fin a donc un autre degré de lecture que la simple considération morale du bien et du mal : c'est aussi une réflexion politique, avec les sacrifices nécessaires pour construire une vision long terme commune, qui est opposée à la vision plus court-termiste des extrêmes. Avec cette interprétation, Moore semble les représenter comme un frein pour le bien commun, mais cela pose une question : pourquoi un écrivain/auteur/scénariste comme Alan Moore donnerait à Rorschach un tel niveau de langage dans son journal ? Rorschach rédige effectivement un journal qui a une grande importance narrative, et dont les tirades que l’on pourrait qualifiées de littéraires marquent les lecteurs et lectrices. Selon moi, l’objectif est de rendre les idées du personnage séduisantes malgré leur fond. Bien sûr, cela a encore une dimension politique (les discours bien formulés qui permettent de gagner des partisans malgré les idées discutables), mais j'ai également évoqué dans la partie précédente que Watchmen parle d'art.
Je pense que cela se reflète dans 3 aspects de l’œuvre (sans spoiler, mais difficile à comprendre pour ceux qui ne l’ont pas lu) : le comics dans le comics montre que l'art peut être ignoré et incompris par le public, le poulpe montre le pouvoir de l'imagination (autant dans l’univers de l’œuvre que sur les lecteurs et lectrices), et le journal de Rorschach montre que les mots influencent nos idées. Le niveau de langage de Rorschach illustre selon moi le pouvoir manipulatoire de l'art.

Cette approche amène encore un autre degré d'interprétation de la fin, qui oppose deux composantes indissociables de l’art : l'imagination et la manipulation. À travers la manipulation, Rorschach déconstruit l'impact du comics sur le lecteur et c'est évidemment pour cela qu'il a ce nom et ce design. Le personnage est la réponse aux questions amenées par le récit et les personnages : que se passe-t-il lorsque la morale ne permet pas de distinguer le bien du mal ? Que se passe-t-il lorsque la politique semble triviale par rapport aux enjeux de détruire ou sauver le monde ? La réponse est Rorschach et son journal, le cliché iconographique du personnage cool. Face au pouvoir de l'imagination de l’art, symbolisé par le poulpe, qui peut changer le monde et le guider vers un futur constructif, nous avons le cliché vendeur, le héros badass, celui que le public va apprécier voire s’en inspirer alors que ce qu’il représente est nocif. Ce que fait Alan Moore d’après moi, c’est une déconstruction de l’art, ainsi que de son impact sur le monde et sur les lecteurs/lectrices, ce qui rend Watchmen encore plus subversif que ce que l’on pourrait croire.

Et force est de constater que Moore a raison. Face à cette fin ouverte, Rorschach est devenu le symbole de Watchmen, perçu par une partie importante du lectorat comme le personnage principal qui a raison. Certains se sont plaints des aspects politiques des œuvres dérivées de Watchmen parce que "Watchmen n'est pas politique" : le public est tellement influencé par les mots et les images qu’il en oublie les idées. Cela résulte en des contresens qui sont parfaitement illustrés dans le comics, où tous les personnages ont un peu raison et beaucoup tort.
Je pense que vous comprenez maintenant pourquoi ce comics est exceptionnel, avec ses différents niveaux d’interprétation, sa pertinence et encore une fois le fait qu’il est à la hauteur de ses ambitions.

 

4) Les œuvres dérivées de Watchmen

Je ne vais pas parler ici du film adaptant le comics par Zack Snyder : ce sera fait dans l'article dédié au réalisateur.

Pour le reste, le constat est simple : aucune autre œuvre estampillée Watchmen approche de près ou de loin l'ambition et la pertinence du comics originel, le problème étant bien sûr l'absence d'Alan Moore. Déjà, même en étant impliqué il n'aurait probablement pas voulu d'œuvres dérivées. Mais en plus il a quitté la maison d’édition en très mauvais termes pour des raisons pécuniaires, DC Comics voulant toujours gagner plus d'argent sur son dos sans donner grand chose en retour.

J'aimerais quand même parler de deux autres œuvres. Premièrement, la série Watchmen par HBO. Je pense que c'est l'œuvre dérivée la plus proche du comics de base, parce qu'elle se penche au moins sur la partie politique : le problème est qu'elle traite uniquement ce sujet, ce qui est très loin des considérations sur la place de l'humanité ou sur le rôle de l'art qui font la profondeur du comics originel. Je mets dans le même panier le comics Rorschach écrit par le talentueux Tom King, qui prend en compte les événements de la série et qui est plus psychologique que celle-ci mais qui a le même problème : le manque d’ambition.

L'autre œuvre que je voulais mentionné est Doomsday Clock, qui montre l'arrivée des personnages de Watchmen dans l'univers DC. Un concept intéressant, puisque l'on peut déconstruire les super-héros qui ont inspiré les Watchmen en les faisant interagir ensemble. Et le résultat contient des idées intéressantes, mais qui restent malheureusement très superficielles et parfois maladroites. C’est selon moi l’exemple du comics ambitieux qui est freiné par les dérives habituelles de l’industrie du comics, comme la nécessité de parler de l’univers DC plutôt que de se pencher sur les personnages et le fond. Et vu les plaintes sur l’iconisation des Watchmen dans l’adaptation de Zack Snyder, je suis étonné de ne pas en voir davantage sur Doomsday Clock : les personnages ne sont plus subversifs, ils sont de simples super-héros parmis d’autres. La meilleure description de Doomsday Clock que je puisse faire est une histoire de super-héros un peu plus sombre et plus violente. Décevant quand on compare à Watchmen donc, mais nous aborderons une autre fois les limites créatives de cette industrie.

 

5) Conclusion

Vous devez commencer à le réaliser, il y a pas mal d'œuvres pour lesquelles j'ai beaucoup de considérations et je vous en fais part à travers ce blog : sachez que le comics Watchmen est celle pour laquelle j'ai le plus de considération. Ce n'est pas mon œuvre préférée, mais c'est celle pour laquelle j'ai le plus de respect.

La raison est simple : la majorité des œuvres artistiques peuvent être décrites comme le résultat d’un constat sur le monde (ce qui donne le sujet de l’œuvre), et de la démarche d’expression personnelle d’un/une ou plusieurs artistes. Cela donne des œuvres magnifiques, complexes et ambitieuses mais dont on peut saisir l’essence et imaginer la démarche. Mais pas pour Watchmen.

L’ambition est telle que je n’arrive pas à m’imaginer comment Alan Moore a eu un jour l’idée d’écrire un comics pareil. Je n’imagine pas comment il a pu structurer un tel récit, avec autant de niveaux de lecture, et en harmonisant parfaitement le symbolisme, la forme, les personnages, le découpage et j’en passe. Car comme je l’ai déjà dit, le résultat est à la hauteur de cette ambition démesurée ! Généralement, il y a une contrepartie : être indigeste, maladroit, trop long, avoir une forme trop descriptive, etc. Pour moi, le comics Watchmen est simplment l'exception à la règle. Et quelle exception !

En terme de fond, c’est l’œuvre la plus ambitieuse et réussie que je connaisse. Je vous recommande donc à nouveau de lire ou relire Watchmen !

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