Death Note

Death Note est un manga et un animé populaire qui a su captiver son public par ses rebondissements et son rythme haletant. Mais un autre élément me semble fondamental à la réussite de l'œuvre : ses questionnements moraux. Au-delà des interrogations pertinentes posées par le récit, nous voulons savoir quelle sera la réponse des auteurs, la conclusion de ce duel entre deux approches différentes de la justice. Ce qui amène naturellement à la fin et au fait que beaucoup sont restés circonspects, ce qui est compréhensible. Essayons donc d'analyser Death Note et de trouver des réponses, en spoilant tout évidemment.

 

1) La construction de Death Note

Pour construire l'ambiguïté morale de Death Note, le scénariste Tsugumi Oba s'est naturellement basé sur la philosophie : après tout, quel meilleur moyen pour faire réfléchir son public (n'est-ce pas Matrix) ? Après quelques recherches sur la morale en philosophie, on remarque à quel point Oba a utilisé les grands concepts dans son récit.
- La morale divine : c'est la morale la plus absolue. Si une force supérieure punit celles et ceux qui n'agiront pas selon un code précis, il est donc impossible de le remettre en question (ce qui est la base de beaucoup de dogmes religieux et spirituels). Pour avoir une morale ambiguë dans Death Note, il ne doit pas y avoir de morale divine et en effet, les êtres surnaturels que sont les Shinigami/les dieux de la mort n'ont pas la moindre considération pour l'humanité. Cela va même plus loin, puisqu'il existe une règle divine pour les empêcher de donner de l'importance aux humains. Par contre, c'est une morale divine que veut instaurer le protagoniste Light, puisqu'il pourrait appliquer sa justice sans que personne ne puisse l'arrêter : voilà ce qui ferait de lui, par définition, un dieu.
- Le Talion ou œil pour œil, dent pour dent : dans Death Note, son utilisation est très subtile. En effet, nous ne parlons pas de vengeances perpétrées par des victimes, mais d'innocents qui n'ont justement pas à appliquer le Talion puisque qu'une autre force le fait à leur place. C'est ce qui permet à Light d'avoir du soutien, par exemple celui de Misa.
- La morale de Kant : aussi appelée morale rationnelle, elle est utilisée par Light et L. Cette morale est définie par la raison et le devoir  Light estime que c'est sa responsabilité de rendre le monde meilleur grâce à l'outil à sa disposition, le Death Note. C'est donc une approche pragmatique qui dépend du fait qu'il ait trouvé le Death Note : il aurait peut-être eu une approche différente avec un autre outil et n'aurait pas tenté de changer le monde s'il n'était pas tombé dessus. L a également cette approche, puisqu'il utilise tous les moyens à sa disposition pour arrêter Light, et qu'il n'hésite pas à transgresser la loi : il considère que l'arrêter est de sa responsabilité et qu'il fait ce qui doit être fait.
- La morale de Nietzche : Nietzche est connu pour ses écrits sur les surhommes, qui ont la capacité d'imposer leurs règles et donc leur moral aux autres. Death Note exploite pleinement cette approche à travers L et Light qui sont clairement montrés comme bien supérieurs aux autres par leur intellect.

 

2) Les surhommes ?

Pour autant, L et Light sont intéressants car ils sont moralement ambiguë. Pour Light, sa volonté de changer le monde pour le meilleur peut être vue comme louable malgré les moyens employés, mais son arrogance et son objectif de régner sur le monde ternissent cette morale. L, lui, ne cherche en aucun cas à améliorer le monde malgré sa fortune et ses capacités : il ne prend que les affaires qui l'intéressent. Il est en plus hypocrite, puisqu'il défend un système que lui même transgresse comme indiqué précédemment.
Ils sont également montrés comme des surhommes par le fait que leur perte n'est pas directement causée par eux, mais par des personnes moins intelligentes qu'eux. L a indiqué que le suspect principal était Light et il ne cherchait plus qu'à trouver un moyen de le vérifier, mais la seule possibilité était immorale : les autres enquêteurs, bernés par Light et soumis à une morale plus traditionnelle, l'en ont empêché. De fait, la prise de position morale collective défendue par L s'est retournée contre lui.
À l'inverse, la chute de Light est provoquée par son complice qui a fait du zèle et n'a pas suivi ses ordres directs alors qu'il le considère comme un dieu. La prise de position morale individualiste, à contre-courant de règles établies et en se considérant supérieures à elles, s'est donc retournée contre Light.
Enfin, cette complémentarité entre le respect et le non-respect d'un cadre établi que l'on retrouve chez Light et L est exarcébée chez Near et Mello, l'un étant beaucoup trop sage et l'autre beaucoup trop extrémiste pour espérer rivaliser avec les deux surhommes. Ensemble cependant (et grâce aux indications initiales de L et aux erreurs du complice de Light), ils arrivent à triompher. Nous avons donc une ambiguïté et une opposition morale qui est au cœur des personnages principaux de l'œuvre, nous faisant nous demander qu'est ce qu'il cherche à nous transmettre par sa fin.

 

3) Bakuman

Death Note est écrit par Tsugumi Oba et dessiné par Takeshi Obata, et pour parler de sa conclusion il va nous falloir parler de leur œuvre suivante : Bakuman. Naturellement je recommande ce manga, qui parle d'un dessinateur et d'un scénariste qui se lance dans l'industrie du manga. C'est fascinant de découvrir ce monde de l'intérieur, à travers une œuvre qui reprend des codes du shonen et du shojo avec brio. Je mettrais cependant un bémol qui concerne la place de la femme dans la société japonaise : cela rend les personnages féminins inintéressants et transmet quelques messages nauséabonds d'un point de vue occidental moderne.
Bakuman est une œuvre méta, au point que l'on peut aisément y déceler les aspects autobiographiques : le scénariste a par exemple le même style intellectuel qu'Oba et un élément de scénario est centré autour d'une polémique similaire à celle qui a entourée Ieur précédent manga. On peut en déduire que les artistes profitent de Bakuman pour parler de leur propre travail, notamment sur Death Note, la preuve étant que (spoiler) le manga phare des protagonistes parle d'une confrontation idéologique ambiguë, entre deux personnages qui se ressemblent et qui s'opposent. Dans Bakuman, les éditeurs ne veulent pas d'une œuvre courte, mais les héros arrivent à imposer leur vision et le manga se termine finalement par un ex-aequo entre les deux personnages. La meilleure piste d'interprétation de Death Note est donc celle-ci : le manga aurait dû terminer avant (ça tout le monde l'avait perçu), mais surtout par une égalité entre L et Light. Et le fait que Death Note ait été rallongé ne veut pas dire que son intention de base a été dénaturée.

 

4) La morale de Death Note

J'ai volontairement laissé de côté une composante importante de la morale vu par Nietzche : le fait que la morale est surtout imposée par le temps et l'histoire. C'est une notion centrale dans Death Note puisque dès le début, L et Light indiquent que la vision de celui qui remportera leur combat deviendra prédominante.
Et effectivement, il y a un ex-aequo entre la morale de Light et celle traditionnelle : durant ses années de "règne", Light a pu convertir une partie de sa population à sa vision. C'est pour cela que le manga se termine par une procession en son honneur : cela montre son impact sur la population, qui est confirmé par les short-stories qui se déroulent dans l'univers de Death Note des années plus tard. Je conseille d'ailleurs ces short-stories, notamment celle sur A-Kira qui est très intéressante et aborde d'autres sujets que la morale.
Cependant, la vision de Light est atténuée par le fait qu'il perd à la fin du manga et qu'une morale plus classique est de nouveau instaurée. En bref, Death Note se termine par un ex-aequo : L et Light perdent tous les deux et leurs visions, imparfaites et questionnables comme je l'ai montré précédemment, se confrontent toujours. Bien qu'un peu plus maladroite, on retrouve donc la vision des auteurs : une confrontation morale ambiguë perpétuelle montrée de manière diablement

 

5) Conclusion

Il est évident que la seconde partie de Death Note, probablement le prolongement non voulu de la part des artistes, est moins passionnante que la première. Cependant, elle reste intéressante et continue selon moi de transmettre la réflexion d'Oba et d'Obata.
Personnellement, ce manga aura toujours une place particulière dans mon petit cœur : une œuvre qui m'aura fasciné par ses réflexions pendant mes années lycées, me montrant au passage que l'on peut chercher autre chose que l'action dans l'art, ou plutôt que le divertissement peut prendre différentes formes et notamment être intellectuel.

Notes subjectives sans intérêt : je trouve le dessin d’Obata est exceptionnel, et le premier opening de l’animé est exemplaire sur le fait de donner envie de regarder, de représenter symboliquement l’œuvre et de ne pas trop en dévoiler.

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