Black Mirror
Alors que je finis le visionnage de la saison 6, il me semble important de parler de cette formidable série britannique qu'est Black Mirror.
1) Rapide présentation
Black Mirror est une série d'anthologie, c’est-à-dire que les épisodes sont narrativement indépendants et qu'ils sont liés par une thématique : ici, l’étude de l’humanité à travers la technologie ou son rapport aux images.
Si sa réputation est surtout liée à la technologie, c’est en fait son exploration psychologique qui marque les esprits. En effet, Black Mirror est connue pour ses fins très sombres et ses épisodes qui glacent le sang. D'ailleurs, la série est un sujet de discussion culturelle très intéressant selon moi, puisque je pense qu'elle permet à chacun et chacune de projeter ses problématiques personnelles et donc d'être marqué au fer rouge par des épisodes différents.
Il va sans dire que je recommande très fortement Black Mirror pour sa pertinence et tous les aspects artistiques et narratifs que je vais évoquer ensuite, mais elle est à éviter si l'on cherche une œuvre légère.
2) L'approche narrative
Les épisodes de Black Mirror sont liés thématiquement mais aussi par leur structure narrative qui respecte scrupuleusement les 3 actes. La structure en 3 actes est la base en narration :
- introduire les personnages et le contexte.
- les développer à l'aide de péripéties.
- conclure par un point culminant.
L'écrasante majorité des structures narratives dérivent de cette base, mais les meilleurs épisodes de Black Mirror reviennent aux fondamentaux de manière rigoureuse puisque :
- l'introduction indique tout ce que le spectateur a besoin de savoir, comme le fonctionnement d'une nouvelle technologie et le caractère d'un personnage.
- le développement se veut le plus naturel possible à partir de la situation initiale, par exemple l'utilisation de la nouvelle technologie permet au personnage d'exacerber l'un de ses traits de caractère.
- la fin est la conclusion logique voire inéluctable du chemin dans lequel s'est engagé le personnage.
Cette rigueur fait tout le sel de Black Mirror. Au lieu d'un manichéisme peu intéressant, la narration met en exergue des traits de caractère très humains qui évoluent progressivement à travers les possibilités offertes par la technologie. C'est également cette rigueur qui donne à la série sa dimension la plus marquante : l'inéluctabilité. Combinés avec l'absence de manichéisme, ces deux mécanismes sont à la racine de l'impact émotionnel des épisodes puisqu'ils permettent au public de s'immerger voire de se projeter dans ce qu'il regarde. On peut d'ailleurs noter qu'il y a une opposition entre l'évolution des personnages et l'aspect inerte (et donc ni positif ni négatif) de la technologie : seule son utilisation change, mais l’objet et son fonctionnement restent identiques du début à la fin. Et même si la technologie peut exacerber les défauts de certains individus, ses avantages sont toujours présents pour les autres.
3) Réflexions autour de la série
Black Mirror signifie "Miroir Noir" : ce dernier représente un écran éteint, soit le fait que la technologie n'est que le reflet de son utilisateur, l'être humain. Le titre est donc une représentation parfaite de la démarche décrite juste ci-dessus, ce qui permet de se rendre compte que la rigueur scénaristique est en fait la conséquence d'une rigueur conceptuelle fondatrice. Et il est incroyable de voir à quel point les artistes respectent ce concept depuis la création de la série.
Black Mirror a d'autant plus de pertinence qu'elle est une mise en abyme : en effet, son arrivée sur Netflix (qui a d'ailleurs largement aidé au démarrage de la plateforme) ainsi que sa campagne promotionnelle virale sur Internet l'inscrivent totalement dans ce qu'elle décrit dans ses épisodes. Black Mirror serait-elle donc hypocrite de montrer les dérives de la technologie tout en encourageant (indirectement) l'addiction aux écrans, le binge-watching, le matraquage médiatique ou le divertissement de masse ? Non, les créateurs et créatrices de la série en sont parfaitement conscient.e.s et jouent plusieurs fois de cet aspect méta. Les meilleurs exemples me semblent être les deux premiers épisodes (spoilers) : dans le premier, les têtes pensantes de Black Mirror se mettent en abyme avec le personnage de l'artiste, qui a juste pour but de montrer la fascination du public malgré l'horreur de ce qu'il regarde. Dans le second, le protagoniste dénonce les mécanismes du succès ce qui lui permet d'atteindre... le succès, ce qu’il embrasse pleinement pour obtenir un meilleur confort personnel. Bref, les créateurs et créatrices de Black Mirror sont bien conscient(e)s des paradoxes méta-textuels de la série, et les dénoncent encore plus directement dans la 6ème saison avec le service de streaming Streamberry. Finalement le concept de la série rend ces paradoxes pertinents : nous parlons du "Mirroir Noir" qui ne fait que refléter l'humanité, que ce soit dans ce qu’elle raconte ou par sa place dans notre monde.
4) Remarques sur certains épisodes
La Chasse (S2E2) :
La chasse est un épisode très populaire de Black Mirror mais personnellement, il me pose un problème narratif : le manichéisme.
Plusieurs épisodes de la série sont selon moi moins intéressants que les autres, car ils reposent sur la représentation d'une forme de sadisme au lieu d'une dérive plus naturelle.
La chasse en fait clairement partie et je pense que l'épisode a surtout marqué les esprits grâce à ses révélations finales qui, selon moi, sont moins intéressantes que les premières pistes lancées par le récit. Si l'on cumule cela avec une technologie un peu tirée par les cheveux et un fond qui souffre de la comparaison avec des films comme Orange Mécanique, vous comprendrez que je ne le porte pas dans mon cœur.
Ce sera la seule remarque négative de cet article, et croyez bien que je recommande quand même ces épisodes teintés de sadisme (comme Crocodile S4E3 ou Black Museum S4E6) pour les réflexions qu'ils peuvent apporter : je les considère simplement moins intéressants que les autres.
Blanc comme neige (épisode spécial Noël) :
J'adore cet épisode, cependant je trouve que la fin est un peu tirée par les cheveux. Il y est fait référence d'une punition qui selon est beaucoup trop restrictive pour être cohérente. C'est clairement du chipotage, mais il faut bien comprendre que c'est de la frustration puisque j'adore tout le reste de Blanc comme neige.
Bandersnatch (film) :
Je pense que Bandersnatch a été perçu comme une expérience sympathique et originale mais il n'a pas marqué les esprits.
C'est quelque chose que je comprends totalement, puisque la réflexion qu'offre l'épisode passe par de la méta-narration sur le personnage qui est asservi aux choix du spectateur. Il n'est donc pas anormal qu'un public non-initié n'ait pas été happé par cette approche.
Mais d'un point de vue narratif, c'est extrêmement pertinent puisque c'est la meilleure façon d'intégrer des choix et surtout des fins très différentes tout en maintenant une cohérence thématique et artistique.
Smithereens (S5E2) :
Cet épisode de la saison 5 est très intéressant pour sa réflexion sur l'addiction aux réseaux sociaux : la visibilité. On peut remarquer que quasiment toutes les actions des personnages sont en fait le reflet de ce que l'on ferait sur Internet pour gagner de la visibilité : attirer l'attention, se faire voir par des actions héroïques mais égoïstes, tout ça pour finir dans de simples notifications. Bref, l’approche métaphorique peut être compliquée à appréhender mais je la trouve extrêmement pertinente.
5) Épisodes "sous-côtés" ?
Le Show de Waldo (S2E2) : je le trouve très juste dans son propos sur la politique.
Haine virtuelle (S3E6) me semble intéressant pour son propos sur la justice ainsi que la responsabilité individuelle et collective.
USS Callister (S4E1) : je recommande cet épisode pour ses réflexions sur les possibilités offertes par la fiction ainsi que pour sa dénonciation du patriarcat.
Demon 79 (S6E5) me semble intéressant pour son propos sur le bien et le mal dans la société, alors qu’il se déroule dans une période généralement associée à de la nostalgie.
6) Coups de cœur personnels
Retour sur image (S1E3) :
Je ne vais pas beaucoup m'appesantir sur cet épisode qui a eu beaucoup de succès, mais je parlais ci-dessus de projection de problématiques personnelles… Cet épisode est le premier de la série pour lequel ça m'est arrivé. Je me souviens encore du premier visionnage qui m'avait secoué au plus haut point comme seul Black Mirror sait le faire.
Pendez le DJ (S4E4) :
Au-delà de son aspect très émotionnel qui est proche de ma propre vision de l'amour, le concept de cet épisode se tient super bien technologiquement : j'ai donc adoré son visionnage.
Striking Vipers (S5E1) :
Cet épisode est clairement mon préféré. Là où les autres sont souvent très positifs ou très négatifs, celui-là arrive à être les deux. La technologie est ici une forme évoluée de jeu vidéo, et le plaisir (voire le fantasme) que permet le virtuel est opposé de manière positive à la réalité de la société humaine, à travers les protagonistes qui trouvent leur vie monotone. Cette problématique a résonné en moi et j'adore comment les possibilités du virtuel contrastent avec une vision déprimante de la réalité. C'est le seul épisode de Black Mirror qui est à la fois optimiste et nihiliste : c’est donc une excellente représentation de la série dans son ensemble.
7) Importance personnelle et conclusion
Black Mirror est la série qui m'a lancé dans l'écriture et la narration. C'est elle qui m'a fait apprécier l'art pour autre chose que le divertissement, me faisant comprendre que l'on peut faire ressentir d'autres émotions que l'adrénaline provoquée par des effets pyrotechniques. Cette œuvre prouve que de bonnes histoires et de bons concepts peuvent faire ressentir des émotions encore plus vives. Et malgré sa vision parfois si sombre du monde, on en redemande.
Maintenant que j'ai moi-même écrit des histoires ainsi qu'analysé tout un tas de récits, cela me permet de comprendre à quel point l'écriture de Black Mirror est exceptionnelle et comment elle fait ressentir de telles émotions.
Enfin, j'ai un énorme respect pour les artistes à l'origine de Black Mirror, surtout quand on voit l’évolution du paysage cinématographique occidental qui met en avant le star-system et les licences. Black Mirror, elle, fonctionne uniquement sur des concepts originaux créés avec rigueur et grâce à ces artistes impliqués. Acting, musique, mise en scène... tout est exécuté avec talent sans se reposer sur des acquis. Je n'ai pas attendu Get Out en 2017 pour me rendre compte du talent de Daniel Kaluuya, qui avait le rôle principal d’un épisode de Black Mirror en 2011. C'était génial de voir Joe Wright, connu pour des films d'époque, faire une dystopie avec Bryce Dallas Howard (sans dinosaures). J'ai personnellement découvert l’étendu du jeu de Yahya Abdul-Mateen II et celui d'Anthonie Mackie (qui n'a pas particulièrement l'occasion de briller chez Marvel) dans mon épisode préféré. Et je ne pourrai justement pas vous parler de tous ces acteurs et toutes ces actrices dont je ne connais pas le nom, qui ont des rôles principaux dans la série et qui font toujours un travail impeccable. Bref, l'authenticité artistique de la série permet de bien mieux découvrir tout le talent derrière et cela me réjouit au plus haut point.
C'est presque à se demander pourquoi le reste de l'industrie s'embête avec autant de dépenses dans le casting et les VFX vu ce que peuvent donner des projets moins ambitieux mais intéressants. Car il ne faut pas oublier que Black Mirror est un succès retentissant, et c'est notamment parce que ce qu’elle propose une démarche unique.
Bref, Black Mirror... merci !